LE RAPPORT D' EMILE MASQUERAY -1881:
Présentation de l’auteur :
Emile Masqueray (Né à Rouen le 20 mars 1848, mort à Saint Etienne du Rouvray le 19 août 1894).
Ce Professeur d’histoire au lycée d’Alger,a effectué la dernière étape de son premier voyage en pays berbère en printemps 1874; il en publiera la relation deux ans plus tard. Elle constitue un de ses premiers Écrits qui, comme du reste sa bibliographie a deux titres près sont entièrement consacré a l’Afrique du Nord..
Tout au long de sa carrière algérienne, au gré de ses congés, ce voyage sera suivi de plusieurs autres : Ouled Naiel printemps 1874, Aurès (1875-1878); M’zab (printemps 1878); Kabylie (Janvier mai 1881)...Ses parcours répondent bien sure a des préoccupations scientifiques ou politiques mais aussi a un besoin profond de voir du pays, en quête de sensations nouvelles.
****Le rapport de janvier 1881
* Emile Masqueray dans ce nouveau rapport analyse concrètement les enjeux du projet. Jusqu’en 1973, onze établissements seulement sont destinés aux Algériens musulmans (tous issus des écoles dites arabes-francaises fondées par le général Randon a partir de 1850) et se répartissent sur le tout le territoire de l’Algérie. Dans la Kabylie**, l’enseignement n’existant avant 1871 est investi par les Jésuites et les Pères de la Mission d’Alger a partir de 1873 : trois a quatre établissements. (*)
1. LES ECOLES KABYLES, RAPPORT [Février 1881].
'' Monsieur le Ministre,
Parti d’Alger le lundi 3 janvier à 7 h 1/2 du soir, j’étais le lendemain vers 2 h de l’après midi à Fort National.
Je me suis rendu presque immediatement chez M. Sabatier, administrateur de la commune Mixte de Fort National ; et j’ai eu avec ce fonctionnaire une longue conversation que j’ai résumé sur mon cahier de notes dans la soirée :
Le mercredi 5, de 9 à 11 h du matin j’ai étudié de concert avec M. Sabatier la distribution possible des nouvelles écoles dans la commune mixte de Fort National. A 1 h de l’après-midi, je suis allé avec M. Sabatier déterminer un point important entre les villages de Taourirt Tamoqrant, Aýt-Frah et Aýt-Atelli.
Ce point se nomme Amerako. J’étais de retour à 7 h du soir...''.
''…… A coté de cette grande scène s’en place une autre presque semblable à laquelle les souvenirs de la révolte de 1871 donnent une valeur particulière. J’avais rencontré dans le jeune administrateur du Djurdjura, M. Lapaine, autant d’empressement et d’intelligence des affaires kabyles que chez M. l’Administrateur de la commune de Fort-National, et partis ensemble de Aýn-Hamman, nous étions allés jusqu’au col de Tirourda pour déterminer, s’il était probable, un emplacement d’école commune aux Beni-Itouragh et aux Illiten. Nous descendames dans la vallée creuse qui s’ouvre en avant du col, et nous entrâmes dans le village de Soumeur. C’est la que pendant plusieurs années une prophétesse nommée Lalla Fatma a prêché la guerre sainte contre nous, et les Kabyles montrent aux touristes avec orgueil, près de la maison de l’amin actuel, un frêne énorme entoure de dalles, au pied duquel se groupaient ses auditeurs. Ordre avait été donné aux principaux des Beni-Itouragh et des Illiten de se réunir à Soumeur, et c’est à dessein que j’avais indiqué ce rendez-vous afin de marquer par un contraste saisissant le caractère de notre oeuvre pacifique.
L’assemblée se tint dans la chambre haute de la maison de l’amin. Je m’assis devant une petite table avec M. l’Administrateur, et je pris la parole. Apres les préambules d’usage : « Désirez-vous, leur dis-je, franchement et sans aucun détour, des écoles françaises ? » – « Oui. » – « Voici ce que nous vous offrons :
Premièrement, l’étude de la langue française, du calcul, de l’histoire et de la géographie élémentaires. Cela vous convient-il ? » – « Oui. » – « Secondement, l’étude de vos lois kabyles (kanoun) et de la loi française ?
L’approuvez-vous ? » – « Oui, sans aucun doute. » – « Troisièmement, l’apprentissage d’un métier manuel, le métier de charpentier, de forgeron, de tourneur, etc. Est-ce la votre avis ? » – « C’est surtout cela que nous désirons pour nos enfants pauvres. » – « Est-il bien convenu que dans nos écoles ni les marabouts français ni les marabouts musulmans n’auront d’autorité ? » – « La religion restera en dehors de l’école. Chacun naît et meurt dans la religion de son père, et c’est Dieu seul qui distingue entre nous au jour du jugement. » – « Très bien. Voila une sage parole ; mais apprendrez-vous la langue arabe à nos enfants ? » – « Nous la leur apprendrons comme langue étrangère, au sortir de l’atelier. Vous etes Kabyles, et la langue arabe ne vous sert que quand vous voyagez en pays arabe. Nos écoles seront fondées en vue des intérêts communs des Kabyles et des Français, et s’il s’y trouve quelque défaut, Dieu nous suggèrera le moyen d’y remédier. Un dernier mot : nos écoles seront absolument gratuites, ouvertes aux enfants des pauvres aussi bien qu’a ceux des riches. » – « Nous remercions votre gouvernement béni, et nous vous promettons de vous envoyer nos enfants. ».
Ce n’est pas sans joie ni fierté que l’on constate la justesse d’une idée dont on s’est fait l’apôtre, et je n’oublierai jamais Fort-National ni Soumeur. Cependant, je ne m’en suis pas contenté. Indépendamment du concours de MM. les Administrateurs, j’ai voulu contrôler seul la bonne volonté de la population, et je l’ai fait tous les jours en divers lieux pendant ma tournée, notamment chez les Ait-Oumalou, chez les Beni-Yenni et a Djemaa Sahridj, dans la commune de Fort-National, à Souama des Beni-Bou-Chaib dans la commune du Haut- Sebaou, à Taka des Beni-Yahia dans la commune du Djurdjura. Je ne crains pas de multiplier les preuves en pareille matière.
Entre l’Ighzer-bou-Aýmer et l’Ighzer Nteleghlought se prolonge une crête à pentes raides sur laquelle s’élèvent les villages de Tablabalt, Agouni Bourer, Iril-bou-Anou, Taguemount-Abouda, Iril-bou- Hamama, Isahnounen. A mi-cote, en dessous de Tablabalt, vers l’est, est Ifenaýen; sur le bord de l’Ighzer Ntelegh-lought Arous, puis Rabla. Depuis le matin du samedi 8 janvier jusqu’au soir, j’ai visité tous ces villages. Il n’en est pas un dans lequel j’ai rencontré quelque opposition et partout j’ai procède d’une manière uniforme. Je commençais par faire venir l’amin, et je le priais de réunir les Tamin et la plupart des Imokranen. Je leur rappelais la séance de Fort-National à laquelle ils avaient assistée ou dont ils avaient connaissance. Je leur demandais quel était bien leur avis personnel. La réponse était toujours la même, quelquefois douteuse d’abord, comme il arrive chez des gens craintifs à bon escient de l’arbitraire, mais enfin, parfaitement claire : « Nous vous enverrons nos enfants ; nous vous remercions de vos offres ; mais nous vous prions d’excuser les parents pauvres. » Je fis ma plus longue station à Iril-Bou-Hamama et à Ifenaýen. A Iril-Bou-Hamama, je tins ma séance dans la mosquée qui sert en même temps de lieu de réception pour les hotes. On m’y fit le meilleur accueil, et quelques notables s’empressèrent de l’accompagner ensuite pour déterminer, chose difficile, un emplacement d’école convenable à tous ces villages. Je n’arrivai à Ifenaýen que vers le coucher du soleil ; mais tous les hommes influents du village s’étaient réunis pour me recevoir à l’entrée. ...’’
-----------------------------------------------------------------------------------
La chute de l’enseignement islamique de Kabylie est l’occasion d’agir, de supplier et de se substituer à un enseignement déficient : (*)
Avant la conquête française existaient des écoles primaires distinctes des zaouïas, dans les mosquées des villages. L’enseignement dispensé par l’Imam (lequel est rétribué par le village) n’était que religieux et en langue arabe. Quant aux écoles secondaires, elles se divisaient en ma’amerat du Coran et ma’amerat du droit. Dans les secondes s’ajoutait à l’enseignement du Coran l’étude de la jurisprudence (34). Toutefois, malgré l’insuffisance de leur enseignement, ces écoles n’en faisaient pas moins oevre de civilisation au sein d’une société fruste. Pour l’heure, le nombre d’élèves y est tout aussi restreint et les écoles de village ont presque disparu. Une seule raison est invoquée, une date, qui a bouleversé les structures : 1871. La guerre de 1871 (qui correspondait à l’année de la Commune France) à entraîné des conséquences énormes pour la Kabylie. Des mutations profondes, non seulement dans la vie économique et politique, mais aussi dans l’enseignement musulman qui a fortement décliné.
Déjà, durant la guerre, l’argent a été utilisé pour l’achat d’armes et les contributions ont augmenté. Enfin, ils se sont vus retirer la gestion de leurs finances publiques, ce qui a signifé la fin de l’entretien de l’imam, la fin d'un enseignement.
Il est vrai que ces écoles étaient dangereuses pour l’état français, en raison des appels à la guerre sainte et des révoltes qui y étaient régulièrement fomentées. Mais leur disparition n’en constitue pas moins une perte considérable, et il est urgent de remédier à cette situation.
Pour Masqueray, la France est responsable : La société kabyle est vouée à une ignorance profonde, à une barbarie honteuse et dangereuse. Les termes de danger comme de responsabilité sont les plus forts pour designer les torts de la France et conduire un nouvel engagement qui pourrait être une réparation. Il joint à cette accusation son sentiment devant les faits: la vétusté, le délabrement, l’état d’abandon des ma’amerat de la fin de la civilisation musulmane kabyle (35).
S’il y a une responsabilité, il y a eu devoir à accomplir ; qui s’en charge ?
Effort des congrégations religieuses
Les Jésuites ont compris cette tache et construit divers établissements en Kabylie dont celui de Djemaa Sahridj est le représentant. Leur succès est immense et rapide ; ils joignent à un enseignement classique un enseignement pratique: culture dans un jardin potager, tout en gardant le souci d’une éducation religieuse et à la vie française. Mais est-ce un succès pour autant, et jusqu’ou Masqueray nous livre-t-il aussi ses interrogations?
Il nous dit qu’un des éleves les plus distingués et complètement rallié a la France a manifesté devant lui le regret de l’ancien enseignement musulman (36). Il met en quelque sorte en balance ce regret et ce complètement rallié. En .n, d’une même façon il écrit : la société kabyle désire vivement s’instruire et s’assimiler à nous dans une certaine mesure. Tout se joue entre ce vivement et cette nuance une certaine mesure. De même lorsqu’il parle de la résistance qu’ont vaincue les Jésuites, il introduit un argument négatif qu’il n’avait pas souligne dans sa première partie. A l’écouter au début de son rapport, les Kabyles n’attendaient que l’enseignement, ils y étaient prêts. (*)
A suivre.../..
-------------------------------------------------------------------------------------
N.B
References:
Souvenirs et visions d ’Afrique d'Emile Masqueray.
Paris,Dentu,1894,rééd.Alger,Jourdan,1914,XXXV +408 pp.,préf.d’Augustin
Bernard.Nouvelle rééd.Paris, La Boite a Documents,308 pp.,présent.de Michele Salinas.
(*): Ouahmi Ould-Braham: EMILE MASQUERAY EN KABYLIE (PRINTEMPS 1873 ET 1874);Etudes et Documents Berberes,14,1996.
(**)Ce peuple réduit a la misère depuis la dernière guerre celle de1871), seule une ouverture commerciale et industrielle serait susceptible d’améliorer ses conditions de vie.
(34) L’influence française en Kabylie a progressé suite à l’affaiblissement de l’enseignement islamique. En effet, il y avait auparavant de nombreuses écoles primaires dans les mosquées des villages, accueillant des enfants de marabouts. L’imam y enseignait l’arabe aux élèves qui devaient apprendre par cœur les versets importants du Coran. Il existait aussi 16 écoles secondaires fondées par des dévots et dirigées par un cheikh, dont les règles étaient archaïques.
Dans certaines d’entre elles, appelle des ma’amerat du Coran, on enseignait la Djaroumiya du Cheikh Mohammed al-Sanhadji, l’Alfya (la grammaire arabe en mille vers); le Taouhýd (traité de théologie); l’arithmétique de Kalachadi, l’astronomie de Si Mohammed es-Sousi et les Riouýat (versions de la lecture du Coran). Dans d’autres, les ma’amerat de droit, outre les matières précédentes, on étudiait aussi le traite de jurisprudence de Sidi Khelil.
(35) La plupart de ces écoles arabes ont, par conséquent, disparu et les imams sont en fuite. Les seules à avoir résisté à ce déclin sont vétustes et ne comptent plus que quelques élèves. La ma’amerat de l’ancienne cité Koukou chez les Ait-Yahia est un exemple frappant de cette dégradation : il n’en reste qu’une baisse délabrée, nue et humide, ou quelques tolba en piteux état sont les derniers représentants de ce qui fut autrefois l’enseignement le plus prestigieux de l’Islam. Il en est de même à Djemaa Sahridj ou, malgré la fertilité de la terre, survivent à peine une dizaine de tolba. Les élèves eux-memes y sont si tristes et si accables que l’atmosphère générale n’évoque qu’a l’abandon et misère.
(36) Bien sure, les Kabyles d’un certain age regrettent parfois le bon vieux temps ou dominait l’enseignement islamique. Mais, grâce à leur faculté d’adaptation, les Jésuites ont réussi à vaincre ces résistances : la plupart d’entre eux parlent la langue kabyle et ont adopte jusqu’au costume de ce peuple, nous dit-il.
Un autre exemple significatif est l’école des Ait-Yenni qui se trouve dans un petit village, ou les Jésuites se sont d’abord heurtés à une profonde hostilité de la part des habitants. La encore, grâce à la souplesse avec laquelle ils s’adaptent à la vie des autochtones, ils ont fini par gagner
leur confiance.